Dans le dernier mail, l’épisode #1 de cette série d’emails transformés en article que tu peux (re)lire, je revenais sur la déformation du message du développement personnel depuis Aristote.
En quelques années seulement, on s’est écarté de l’idée que l’effort et la persévérance étaient les clés de la réussite, pour voir émerger des méthodes vendant une vie sans peur, sans échec, sans douleur, avec la promesse de créer des résultats facilement et rapidement.
Miracle morning, visualisation, pensée positive… Est-ce que ça marche vraiment ?
Il y a plusieurs milliers d’années, Aristote met déjà en évidence l’importance des HABITUDES dans la formation du caractère et dans la poursuite du bonheur.
Pour lui, la vertu, agir de manière juste, n’est pas innée. Elle se développe par la pratique répétée d’actions vertueuses, qui, au fil du temps, se transforment en habitudes.
C’est par des actions répétées que nous devenons justes, courageux ou tempérés.
Pour Aristote, l’individu doit adapter ses actions de manière à éviter les extrêmes et trouver l’équilibre approprié (ce qu’il appelait le juste milieu).
Pour lui les habitudes vertueuses devaient être cultivées de façon flexible, car le juste milieu dépendait de chaque contexte et pouvait varier d’une situation à une autre.
C’était un cheminement constant.Aujourd’hui, des auteurs comme Hal Elrod, l’auteur du “Miracle Morning”, ont participé à redessiner les contours de la notion d’habitude.
5 min de méditation, 5 min d’affirmations positives, 5 min de visualisation, 20 min d’exercice, 10 min de lecture, et 10 min d’écriture… le tout, “impérativement” avant 8h du matin ! Tous les matins. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’on soit levé du mauvais pied.
Alors qu’Aristote utilisait les habitudes pour atteindre un état de sagesse et d’équilibre moral, pour Elrod, en revanche, les habitudes servent avant tout à augmenter la performance personnelle.
Les deux utilisent donc les habitudes à des fins différentes.
Ce qu’il faut cependant noter, c’est qu’avec le temps, on a perdu la notion de flexibilité.
Les habitudes sont devenues des impératifs auxquels on doit se plier pour espérer atteindre nos objectifs.
Or dans les années 80, des chercheurs comme Till Roenneberg formalisent le concept de chronotype, et expliquent que chaque individu fonctionne de façon optimale à des moments différents de la journée.
En se transformant en injonctions péremptoires à se conformer à telle ou telle pratique sans se préoccuper des particularités de chacun, le dev perso n’aide pas vraiment les gens…
Et ce n’est pas le seul sujet en proie à ce genre de dérive...
Les Stoïciens par exemple étaient de fervents utilisateurs d’une technique qui est également très populaire dans la littérature moderne : la visualisation.
Le best-seller mondial “Le Secret” de Rhonda Byrne a grandement participé à propulser cette technique sur le devant de la scène, en présentant la visualisation et la pensée positive (sous le nom de la loi d’attraction) comme un outil clé pour attirer à soi l’objet de ses désirs.
Mais la science n’est pas d’accord. Les travaux de la chercheuse Gabriele Oettingen ont démontré que la visualisation positive est parfois contre-productive, et que les personnes qui fantasment l’atteinte d’un objectif ne le réalisaient souvent pas.
Pourquoi ?
Car pour se mettre en action, les études de cette même chercheuse ont prouvé qu’on avait aussi besoin de faire ce que les stoïques appelaient la visualisation négative (premeditatio malorum) qui permettait, en visualisant des scénarios négatifs comme la perte, la souffrance ou l’échec, de se préparer mentalement et émotionnellement pour mieux accepter et gérer ces situations si elles venaient à se réaliser.
En s’exerçant régulièrement à cette technique, les stoïciens développaient une forme de résilience et de détachement face aux choses qu’ils ne pouvaient pas contrôler.
Il ne s’agissait donc pas d'avoir le contrôle sur les événements et de plier le destin à notre volonté, mais plutôt d'accepter ce qui ne pouvait être changé – une grosse différence avec la culture du dev perso, persuadée qu’on peut trouver la formule magique qui nous protégerait des difficultés (en réalité inévitables) de la vie.
Même si l’efficacité de la loi de l’attraction n’est pas soutenue par la science, ça ne veut pas dire pour autant qu’on doit la balayer d’un revers de main.
Cette pratique peut faire partie de croyances spirituelles, et même si la science n’y voit rien d’efficace, on ne peut pas ignorer le rôle qu’elle joue pour ceux qui y trouvent de l’inspiration.
Il s’agit juste de trouver le bon équilibre : penser que toutes nos ambitions vont se réaliser en restant allongé sur notre canapé. Très certainement que non. Mais provoquer les circonstances en passant à l’action, ça oui.
Dans la même veine, une autre technique soulève quelques questions…
Le christianisme médiéval mettait beaucoup l'accent sur l’importance de la foi et encourageait les croyants à faire confiance aux plans de Dieu en gardant une attitude optimiste, même dans des circonstances difficiles (celles-ci étant perçues comme des épreuves de Dieu, inévitables mais récompensées in fine par le salut de l’âme).
Cet optimisme à toute épreuve trouve aujourd’hui une caisse de résonance dans toute la littérature moderne qui traite du pouvoir de la pensée positive, laquelle nous invite toujours à voir le verre à moitié plein et à se concentrer sur le bon côté des choses dans une logique de “le positif attire le positif”.
Pourtant, on sait depuis les études menées par le psychologue Steven Hayes en 1996 que tenter d’éviter les émotions négatives conduit à un cycle de rumination qui renforce ces émotions à long terme, lesquelles refont surface avec encore plus d’intensité.
Le problème de l’approche moderne, c’est donc que, contrairement à l’approche médiévale qui reconnaît la souffrance comme une partie inévitable de l’expérience humaine, la pensée positive sauce dev perso a souvent tendance à nous culpabiliser de ressentir des émotions négatives – et donc, paradoxalement, à les intensifier.
Il se pourrait donc que, paradoxalement, les personnes qui se sentent le plus mal et ont le plus de mal à vivre les challenges du quotidien soient les adeptes de ces méthodes.
Ce sont ces mêmes personnes qui après avoir suivi plusieurs formations, dévorés les bouquins les plus connus, pensent que le problème de leurs échecs successifs vient d’eux.
Mais ce n’est pas tout à fait le cas.